Habiba BEN BARKA, Cheffe de la Section Afrique à la CNUCED : « L’intégration et la coopération régionale peuvent être, pour l’Afrique, des leviers de croissance inclusive et de développement durable ».
Habiba BEN BARKA nous livre ses analyses sur les moyens dont disposent les pays africains pour relever les défis du développement économique, dans un contexte marqué par la crise sanitaire. Cheffe de la Section Afrique à la CNUCED, Mme BEN BARKA débute sa carrière professionnelle au Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en tant que responsable de la gestion du projet de renforcement des capacités commerciales pour les pays d’Afrique subsaharienne. Elle rejoint ensuite la Banque africaine de développement (BAD) puis la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA) où elle s’occupera de la recherche et des analyses économiques, commerciales, politiques, financières et de développement en Afrique. Elle y supervise, en outre, la conception et la mise en œuvre des politiques et réglementations visant à promouvoir le développement du secteur privé et la mobilisation des investissements privés pour le financement du développement en Afrique. Aujourd’hui, en plus de ses fonctions de Cheffe de la Section Afrique à la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), Habiba BEN BARKA est également responsable des travaux de recherche de l’organisation sur le commerce et le développement économique en Afrique.
Dans son dernier rapport sur le commerce et le développement, la CNUCED a déclaré que le monde avait un besoin urgent d’une action publique coordonnée pour une reprise économique plus rapide face à une profonde récession mondiale. Ce constat est-il également valable s’agissant du continent africain ?
Oui, ce constat est effectivement valable pour le continent africain. Comme nous le savons tous, l’épidémie de la Covid-19 a déclenché une perturbation économique d’une ampleur significative avec un rythme croissant dans de nombreux pays du monde. La crise sanitaire, la forte baisse de l’activité économique et la détresse des marchés financiers mondiaux ont pris les économies émergentes et en développement au mauvais moment. L’impact dévastateur de la crise sur les économies et les sociétés africaines a également mis à l’épreuve le commerce, les chaînes d’approvisionnement et l’accès au financement de l’Afrique. Les perturbations du commerce, par des retards ou des pénuries dans l’approvisionnement en biens, ont eu un impact direct sur la compétitivité des économies africaines, entraînant des réductions d’emplois orientés vers l’exportation et une contraction économique de l’Afrique à hauteur de 3,4 % en 2021, selon le Rapport CNUCED 2021 sur le Commerce et le Développement.
Et avec les différents variants de la Covid-19 qui émergent et continuent d’impacter les économies, on s’attend à ce que les pressions sur le secteur de la santé, le commerce et les entreprises augmentent. Par exemple, certains actifs infrastructurels (hôpitaux, ports), qui ont réorienté leurs opérations pour soutenir les programmes de riposte à la COVID-19 des gouvernements, ou certains secteurs tels que le tourisme ou l’industrie du transport aérien ont été particulièrement touchés par la crise, entraînant de fortes baisses de leurs volumes d’affaires et de leurs revenus. La pandémie a entraîné des contraintes budgétaires très importantes qui limitent la capacité des gouvernements africains à répondre plus efficacement à cette crise socio-économique. En dépit du développement récent du vaccin contre la Covid-19 et de la campagne de vaccination menée par les gouvernements, le taux de vaccination en Afrique demeure très faible avec seulement 10% de la population qui soit vaccinée. Donc tous ces défis liés à la crise créent une incertitude inquiétante pour la reprise économique dans les pays africains.
Pour aider à atténuer le risque de pressions continues sur les économies, les gouvernements africains, avec l’appui des partenaires au développement, ont mis en place des mesures d’ajustement budgétaire et de mobilisation des ressources afin de pouvoir financer les programmes de lutte contre la Covid-19 et injecter plus de liquidités dans les secteurs et industries affectés par la crise. Mais cela ne suffit pas. Plus d’efforts, coordonnés et a tous les niveaux – national, régional et global, doivent être faits par les pays africains, les pays donateurs, les partenaires au développement, et les entreprises privées pour améliorer les conditions financières des plus vulnérables et renforcer la capacité de production afin de relancer les activités économiques et le commerce.
Quelles sont les préconisations de la CNUCED pour une relance économique en Afrique au regard du contexte actuel ?
Au regard du contexte actuel, la CNUCED préconise une action commune des pays africains et partenaires pour une relance économique, surtout durable. Pour une relance soutenue des économies africaines, la CNUCED appelle à des efforts concertés pour relever les principaux défis du développement durable, à savoir la dépendance aux matières premières, l’augmentation de la dette, la lenteur de la croissance économique, les vulnérabilités économiques, la faiblesse des infrastructures, le changement climatique et les défis liés au commerce. Pour jeter les bases d’une transformation économique plus résiliente, inclusive et durable, des politiques publiques bien définies, des institutions solides et des environnements commerciaux propices seront essentiels. La CNUCED préconise également la mise en place de politiques efficaces et durables du commerce, de l’investissement et des technologies. La relance économique post-Covid ainsi que la transformation durable des économies africaines ne seront efficaces sans une volonté politique forte et des actions coordonnées à tous les niveaux. La CNUCED met particulièrement l’accent sur l’amélioration de l’accès des pays africains au financement et l’alignement des efforts de développement sur les priorités nationales afin d’atteindre les objectives de développement durable (ODD) qui seront nécessaires pour toute stratégie ou politique de relance des économies africaines.
Les pays africains qui connaissent une croissance positive sont souvent ceux qui ont un niveau d’endettement considéré comme peu soutenable. Comment trouver le bon équilibre ?
Pour avoir le bon équilibre entre la croissance économique et la soutenabilité de l’endettement, les pays africains doivent aller vers la croissance inclusive et le développement durable. Ils doivent exploiter pleinement leur potentiel économique, en se focalisant sur la transformation des ressources. De nombreux pays africains dépendent des ressources naturelles, avec peu de valeur ajoutée et des opportunités d’emploi limitées. Il est clair que les recettes fiscales sont très faibles en Afrique pour tirer la croissance économique, alors les pays africains sont obligés de s’endetter pour retrouver la croissance.
Le bon équilibre entre la croissance économique et la soutenabilité de l’endettement passe aussi par le développement du capital humain, et une bonne politique économique et planifiée. Dans notre récent rapport (Le développement économique en Afrique – Rapport 2021), nous constatons que moins de la moitié des pays africains ont connu une croissance qui réduisait également la pauvreté et les inégalités. Certaines des trajectoires de croissance ont été tirées par l’augmentation des prix des produits de base et l’afflux d’investissements, mais la croissance n’a pas été répartie équitablement entre tous les groupes de la population. Notre rapport met l’accent sur la nécessité de lutter activement contre les inégalités et de permettre un accès égal aux ressources productives et aux finances. Les inégalités entre les sexes nuisent à une répartition équitable des avantages, et les femmes sont confrontées à des obstacles plus élevés pour créer une entreprise et la faire prospérer.
En résumé, les instruments importants pour permettre une croissance plus égale sont : des institutions de qualité et des lois anti-discrimination solides, une redistribution fiscale, des politiques d’investissement qui ciblent les secteurs pertinents pour les ODD et des politiques de concurrence pour protéger les petites entreprises, les commerçants et les consommateurs contre un pouvoir de marché abusif. Les politiques industrielles devraient, quant à elles, cibler la diversification économique et soutenir les secteurs qui promettent des liens solides avec l’économie et une diversification supplémentaire.
L’entrée en vigueur de la Zlecaf a été unanimement saluée, certains économistes présentent cette initiative comme une panacée. Êtes-vous du même avis ?
Comme vous le savez, l’objectif majeur de la ZLECAf, c’est la libéralisation des biens et services au sein du continent et l’accord d’une politique commerciale commune. En reliant plus de 1,2 milliards de personnes dans 54 pays avec un produit intérieur brut (PIB) total supérieur à 2,5 milliards de dollars d’ici 2030, la ZLECAf créera un marché continental des plus larges dans le monde, avec des économies d’échelle et un potentiel industriel qui aiderait les pays africains à relever plusieurs de leurs défis au développement et sera une source de compétitivité et de productivité pour les entreprises africaines.
Le rapport récent de la CNUCED sur le développement économique en Afrique a trouvé que la ZLECAf, avec la libéralisation tarifaire partielle prévue d’ici 2025, permet au continent d’obtenir un gain additionnel de 9,2 milliards de dollars des exportations. Par ailleurs, en réduisant les coûts du commerce, la ZLECAf peut promouvoir la diversification grâce à l’accès aux intrants et à un marché plus large pour les exportations. Actuellement, la part des produits manufacturés est plus élevée dans le commerce intra-régional que dans le commerce extra-régional, ce qui promet des avantages pour une diversification et une transformation structurelle plus poussées. Evidemment, des politiques sectorielles, industrielles, d’investissement et commerciales harmonisées sont nécessaires pour faciliter l’effectivité et l’efficacité de la ZLECAf, en un mot le bon fonctionnement de la ZLECAf.
En tant qu’économiste, quelles sont, selon vous, les mesures prioritaires de politique économique que les pays africains devraient appliquer afin de parvenir à une croissance plus forte et surtout plus inclusive ?
Pour promouvoir une croissance plus forte et inclusive en Afrique, les ingrédients sont bien connus : stimuler la productivité sectorielle et industrielle, assurer l’accès à la sante et une éducation de meilleure qualité et pertinente, encourager le développement et financement du secteur privé, améliorer le climat d’investissement, lutter contre les disparités sociales et démographiques régionales, et garantir la stabilité politique.
Cependant, un défi récurrent pour les pays africains est la mobilisation de financement pour leurs programmes de croissance inclusive et développement durable. D’après les Nations Unies, le besoin de financement annuel pour la réalisation des Objectives de Développement Durable (ODD) d’ici à 2030 en Afrique est estimé à entre 500 et 1,200 milliard de dollars américains. En plus de cela, les contraintes budgétaires sont assez importantes en raison des déficits élevés et des niveaux d’endettement élevés, surtout face aux défis additionnels de financement des mesures de lutte contre la COVID-19 et de relance économique. Les gouvernements africains, le secteur privé et les partenaires au développement doivent donc doubler d’effort pour mobiliser plus de ressources (tant intérieures qu’extérieures) pour répondre efficacement à la crise et libérer le potentiel de croissance inclusive des pays africains. Pour l’Afrique, l’intégration et la coopération régionale peuvent être des leviers de croissance inclusive et de développement durable.
Propos recueillis par A.S. TOURE
© Magazine BUSINESS AFRICA – 2022