«On ne peut pas faire du Private Equity en Afrique, en restant assis dans un bureau à Londres ou Paris» dixit Maty N’DIAYE, experte indépendante en Private Equity
Diplômée de HEC Paris, Maty N’DIAYE a commencé sa carrière en tant qu’analyste à AXA Investment Manager puis à Citigroup à Londres. Après un bref passage au cabinet Performance Consulting International à Dakar, elle retourne à Londres pour travailler près de cinq ans chez Goldman Sachs. Puis elle rejoint le gestionnaire d’actifs DUET GROUP en tant que Managing Director de DUET Africa Private Equity, chez qui elle acquiert une expertise aiguisée du Capital Investissement sur le continent africain.
Travaillant aujourd’hui comme indépendante, Maty N’DIAYE assure pour le compte d’investisseurs internationaux l’exécution et le suivi sur le terrain de projets d’investissements privés.
Elle nous livre ses analyses sur l’évolution du Private Equity en Afrique ainsi que sur les contraintes qui freinent l’efficacité de cet outil précieux pour le financement des entreprises africaines. INTERVIEW
Vous possédez une expérience théorique mais aussi de terrain du Private Equity en Afrique, quelle appréciation générale avez-vous de l’évolution de ce secteur sur le continent ?
D’une manière générale, la réalité du terrain est plus compliquée qu’on ne le pense. Il y a la théorie, et la pratique.
Au regard de la théorie, le Private Equity en Afrique fait tout à fait sens, notamment lorsque l’on se réfère aux taux de croissance élevés des économies locales, ainsi qu’aux opportunités de développement.
Mais en pratique, c’est à dire dans l’exécution, la réalité diffère grandement de la théorie. Le terme Private Equity est à mon avis trop vaste.
Le terme « Growth Equity” me semble bien plus approprié pour l’Afrique car nous sommes dans des segments encore jeunes, et les grosses transactions à structuration complexes ne sont pas encore disponibles.
Mon expérience m’a appris qu’au vue de la réalité sur le terrain, il est essentiel d’être plus opérationnel et plus impliqué dans le business en Afrique que dans des opérations financières en Europe ou aux US, par exemple. On ne peut pas faire du Private Equity en Afrique en restant assis dans un bureau à Londres ou à Paris et en se basant uniquement sur le reporting des équipes de management locales.
Vous venez de donner votre sentiment général, pour aller plus en détails, quels sont les points précis où il peut y avoir des difficultés ?
L’une des plus grandes difficultés se trouve en amont, dans l’identification d’un partenariat local dans lequel on s’assure d’un réel alignement des intérêts. Lorsque l’on ne partage pas la même vision que le partenaire local, on fait face à un véritable problème qui peut considérablement mettre à risque les objectifs d’investissement.
Dans le cas d’une opération avec une prise de participation minoritaire, nous avons certes des droits pour influencer certaines décisions, mais nous ne sommes pas impliqués dans la gestion au quotidien de la société. Il est donc essentiel d’avoir un partenaire en qui l’on peut avoir confiance.
Dans le cas d’une opération avec une prise de participation majoritaire, avec contrôle de la société, la plus grosse difficulté est d’assurer un alignement entre les gestionnaires et l’actionnaire.
La mise en place de bons systèmes de contrôle pour assurer un suivi de l’activité sur place est essentiel, de même qu’un système de rémunération adéquat pour aligner et motiver les équipes en charge de l’exécution.
Enfin il y a la difficulté de la structuration de la transaction, notamment pour faciliter l’exit.
D’une manière générale les entreprises locales manifestent-elles une ouverture au Private Equity ou sont-elles plutôt réticentes ?
Les entreprises locales sont de plus en plus ouvertes car elles ont bien compris qu’il y a un flux important de capitaux à saisir.
Cependant, certaines avancent des valorisations complètement au-dessus de la réalité, surtout dans les pays anglophones plus familiers avec le private equity.
On observe tout de même de bonnes opportunités d’investissement, avec un vrai développement du private equity dans les pays francophones.
Parlons justement de cet écart entre pays africains francophones et anglophones, pourquoi est-il selon vous, toujours aussi grand dans le secteur du capital-investissement ?
Je pense qu’il y a plusieurs facteurs pouvant expliquer cet écart.
Premièrement, il y a une différence du niveau de développement économique. Les pays anglophones possèdent un secteur financier plus développé, un accès au capital plus institutionnalisé, un tissu industriel plus vaste et donc des entrepreneurs plus sophistiqués que dans les pays francophones.
Deuxièmement, la plupart des fonds de Private Equity considère que le marché de l’Afrique francophone est trop petit, et ils voient la région comme un agrégat de petites économies. Mais cela est incorrect lorsque l’on raisonne en termes de zones économiques.
Par exemple, la Côte d’Ivoire est un pays de 25 millions d’habitants.
Mais elle est surtout le poumon d’une zone économique de plus de 120 millions d’habitants que constitue L’UEMOA.
De ce fait les entreprises peuvent être des championnes nationales, mais à vocation régionale. Et cela change tout !
Pourquoi les tickets des fonds de Private Equity sont toujours très élevés ? Tous cherchent à investir dans de très grosses entreprises alors que l’essentiel du tissu économique africain est constitué de PME.
Avant de répondre à cette question, il faut comprendre que l’exécution d’un deal à petit montant demande bien plus de travail que celle d’un deal à un montant très élevé.
La raison principale de cette charge de travail supplémentaire réside dans la non-disponibilité d’informations fiables concernant certaines PME.
Toutes ne sont pas auditées, loin de là, et cela demande donc des Due Diligences plus fastidieuses et plus onéreuses.
C’est pourquoi les deals à petits montants sont moins intéressants, car plus long à rentabiliser.
C’est un peu dommage car il y a de très belles opportunités dans les PME avec des promoteurs de qualité.
Quel a été l’impact du covid-19 sur le secteur du Private Equity en Afrique ? Les investisseurs ont-ils gardé le cap malgré la pandémie ?
Comme un partout dans le monde, le Covid-19 a eu un impact sur le secteur du Private Equity en Afrique.
Les prévisions pour notre continent étaient annoncées comme catastrophiques, compte tenu de l’état du système sanitaire de nombreux pays africains.
Et ces prévisions ont évidemment impacté la levée de fonds sur le continent. A titre d’exemple, l’estimation du montant de capitaux levés en 2020 pour le Private Equity en Afrique ne dépasse pas le milliard de dollar, ce qui est bien en dessous des 4 milliards de dollar atteints l’année précédente.
Cependant, il y a eu une grande résilience en Afrique et l’impact de cette pandémie a été beaucoup moins important qu’initialement prévu sur nos économies.
Et en ce qui concerne les risques politiques, peuvent-ils encore être considérés comme des freins pour les investisseurs ?
Oui bien sûr. Nous l’avons vécu l’année dernière en Côte d’Ivoire, lors des élections présidentielles.
Certains investisseurs étaient frileux à l’idée d’injecter du capital dans le pays avant les élections. N’oublions pas qu’il y avait toujours ce traumatisme par rapport au passé conflictuel… Mais je tiens à souligner que notre rôle de Manager de Private Equity n’est pas d’éviter le risque, mais de le gérer !
Quelles conséquences l’entrée en vigueur de la zone de libre échange commerciale en Afrique (ZLECAF) pourrait avoir sur le flux d’investissements vers l’Afrique ?
Pour l’instant ça manque encore de réalité pour les investisseurs.
Certes, il s’agit d’une véritable opportunité d’intégration et de croissance pour les économies, mais il est encore prématuré d’en évaluer son impact aujourd’hui. Notre réalité actuelle est encore celle d’une Afrique de zones régionales.
Quelles perspectives peut-on espérer du développement du Private Equity sur le continent africain ?
Je pense que les perspectives du Private Equity en Afrique sont excellentes pour les années à venir.
La résilience de l’Afrique, la gestion du risque politique et les perspectives de croissance me rendent très optimiste. L’année 2020 fut certes difficile, mais je suis convaincu que le Private Equity sera en forte croissance dans les prochaines années.
Le nombre d’opportunités d’investissement sera grandissant, avec une prédominance dans des secteurs clés qui ont montré leur importance en période de crise, tels que la santé et la transformation digitale.
Propos recueillis par A.S. TOURE
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