Pouvez-vous tout d’abord nous présenter, en quelques mots UNCDF, les raisons de sa création, ses missions et son organisation ?
UNCDF a été établi en 1966 par l’Assemblée Générale des Nations Unies afin d’assister les pays en voie de développement à accélérer une croissance durable et inclusive de leur économie.
Ce mandat initial a été ensuite modifié en 1973 afin de viser en priorité les pays les moins avancés, qui comptent une majorité d’États de l’Afrique subsaharienne.
De par son mandat et ses instruments, notre organisation propose des modèles de financement au « dernier kilomètre » qui permettent de débloquer des ressources publiques et privées, en particulier au niveau national, pour réduire la pauvreté et soutenir le développement économique local.
Nos modèles de financement s’appliquent par le biais de trois vecteurs : les économies numériques inclusives, qui relient les individus, les ménages et les petites entreprises aux écosystèmes financiers qui catalysent la participation à l’économie locale et fournissent des outils pour sortir de la pauvreté et l’inclusion financière ; le financement du développement local, qui renforce les capacités des agglomérations grâce à la décentralisation fiscale, à un financement municipal innovant et au financement structuré de projets afin de stimuler l’expansion économique locale et le développement durable ; et le financement des investissements, qui fournit une structuration financière catalytique, une réduction des risques et un déploiement de capitaux pour stimuler l’impact des Objectifs de Développement Durable, qui visent à éradiquer des problèmes mondiaux persistants, comme la faim et la pauvreté. Dans ce but, nous ciblons les segments du marché où des modèles de financement innovants peuvent avoir un impact transformationnel en aidant à atteindre le « dernier kilomètre » et à lutter contre l’exclusion et les inégalités d’accès aux financements.
En quoi consiste l’action de UNCDF spécifiquement sur le continent africain ?
Dans les 33 PMA situés en Afrique subsaharienne, notre modèle d’intervention consiste essentiellement à accompagner des projets spécifiques à fort impact démonstratif et pouvant ainsi être portés à l’échelle par d’autres acteurs. Plus spécifiquement, nous avons développé des programmes dans la région notamment dans six domaines.
La finance municipale, afin de permettre aux collectivités locales et aux petits partenariats publics et privés d’accéder à des financements innovants et adaptés à leurs besoins de long terme.
En considérant l’émergence de la téléphonie mobile dans les PMAs, nous favorisons la digitalisation des paiements et le financement de projets par le biais du numérique.
Grâce à cette approche, nous facilitons ainsi l’accès aux services financiers digitaux à des populations qui jusque-là étaient exclues des circuits bancaires.
Le financement climatique reste indispensable à la réalisation d’un développement résilient au changement climatique.
Dans cette perspective, nous aidons au renforcement des capacités de résilience des populations et des collectivités locales face aux effets des changements climatiques, notamment via une approche sur le développement des énergies renouvelables.
Nous misons aussi sur la sécurité alimentaire et la nutrition en renforçant les capacités locales d’intégration des préoccupations de sécurité alimentaire dans la planification et la budgétisation, et en investissant dans les PME pour la résilience locale face aux chocs alimentaires.
La finance agricole représente aussi un de nos grands chantiers.
Dans ce domaine, nous facilitons les partenariats entre les organisations de producteurs et PME, les banques, les institutions de microfinance et les services techniques agricoles, pour le financement des chaines de valeur portées par les petits producteurs.
Dernier point, mais pas le moindre, l’autonomisation économique des jeunes et des femmes est au cœur de notre action de développement.
Nous facilitons l’accès au crédit en renforçant leur bancabilité, l’accès aux services financiers et non-financiers abordables et adaptés pour leur permettre de libérer leur potentiel et les aider à tirer profit des opportunités économiques.
Il est aujourd’hui unanimement admis que l’inclusion financière est une des conditions permettant le développement économique et social. Pourtant elle tarde à être, dans beaucoup de pays africains, une réalité. Y a-t-il selon vous, des contraintes ou des obstacles majeurs ? Il est souvent évoqué des contraintes d’ordre règlementaire, qu’en pensez-vous ?
Moi, ce qui me frappe, c’est que l’on parle beaucoup des contraintes d’ordre règlementaire, technique et matériel et que l’on accorde une attention différente à une condition sine qua non de l’inclusion financière, à savoir l’éducation financière.
Nous savons tous que l’Afrique connaîtra dans les décennies à venir une croissance démographique spectaculaire avec 2,5 milliards d’habitants en 2050 et une proportion importante de jeunes, et que cela représente à coup sûr une opportunité unique.
Cependant cette population active très jeune et croissante requiert aussi des capacités appropriées si elle veut répondre aux exigences du développement économique et social en Afrique.
Dans cette perspective, l’éducation financière m’apparaît comme l’une des réponses à apporter car les décisions financières jouent un rôle central dans nos vies à tous, qu’il s’agisse de gérer son argent de poche, d’ouvrir un compte bancaire, souscrire une assurance ou obtenir un prêt pour son activité professionnelle.
En parlant de jeunesse et d’éducation financière, cela me rappelle une expérience vécue lors d’une de mes dernières visites au Burkina Faso.
J’y ai rencontré un groupe de jeunes qui avaient bénéficié des services financiers de base, associés à une formation sur l’entreprenariat et à une éducation financière via un programme de l’UNCDF d’appui aux institutions de microfinance.
Pendant notre échange l’un d’eux m’a dit : « Je valorise aujourd’hui l’opportunité que l’éducation financière représente pour moi. J’ai maintenant une meilleure compréhension des produits et concepts financiers. J’ai compris le rôle de l’épargne pour constituer un capital propre et le rôle d’un prêt pour développer ma microentreprise et accès aux services de crédit, et cela m’a permis de développer mes compétences en tant que micro-entrepreneur. J’ai gagné en confiance en moi grâce à mon projet professionnel, j’ai plus de facilités à parler de mon travail, et à construire mon avenir» Un autre jeune m’a aussi dit : « Cette expérience nous as permis de nous sentir respectés et mieux intégrés au sein de nos communautés. Nous avons la chance de faire partie d’un groupe de jeunes qui ont acquis un savoir-faire unique qui nous incite à participer à l’activité économique de notre pays. Imaginez-vous l’effet de levier que l’éducation financière pourrait déclencher en termes de développement de notre pays si tous les jeunes burkinabés y avaient accès ! »
Non seulement ces deux témoignages m’ont beaucoup marqué, mais ils indiquent clairement qu’un degré plus élevé de compétences financières entraine des effets positifs pour l’individu mais aussi pour la société dans son ensemble.
L’inclusion financière en Afrique est un chantier mené par plusieurs organisations, comme la BAD, la Banque Mondiale, le CGAP, la BCEAO, la Commission de l’UEMOA, en plus des gouvernements. Quels sont les rapports de l’UNCDF avec ces organisations, y a-t-il des synergies d’action entre vous ?
Je crois qu’il faut partir de deux constatations simples : d’une part, toutes ces organisations reconnues pour leur expertise, leur engagement et leur travail, jouent un rôle important dans l’inclusion financière en Afrique.
D’autre part, il y a aussi un consensus, tant chez les institutions publiques et privées africaines que chez les partenaires techniques et financiers, que des partenariats multipartites et une action conjointe, basés sur l’exploitation d’expertises, de canaux et de financements variés, constituent les meilleurs moyens de relever les défis de l’inclusion financière universelle.
Ce n’est pas sans raison que ce type de partenariats figurent parmi les Objectifs de Développement Durable, en particulier l’objectif 17.
Dans cet esprit de collaboration et de co-création, je pense que l’une des premières règles est de construire une vision commune.
De manière plus concrète, UNCDF soutient également les Gouvernements et les Banques Centrales à faire des diagnostics d’inclusion financière basés sur les données sur la demande, l’offre et la réglementation, y compris en générant et en collectant des données utilisées pour élaborer des feuilles de route et des stratégies nationales d’inclusion financière ainsi que des stratégies spécifiques à un secteur.
Dans ce cadre, nous avons fourni, en collaboration étroite avec plusieurs partenaires techniques et financiers, un appui à la BCEAO pour élaborer sa stratégie régionale d’inclusion financière afin de mieux inclure les acteurs du développement socio-économique dans l’écosystème financier de l’UEMOA.
Je dois reconnaitre que la plupart des Partenaires Techniques et Financiers ont saisi l’opportunité de cette Stratégie Régionale pour le développement des innovations qui permettront d’accroitre la portée et l’impact de l’inclusion financière et son lien avec l’économie réelle dans la sous-région.
Tel est le cas par exemple pour les services financiers digitaux, les innovations en soutien au financement de l’agriculture, le rôle de l’inclusion financière pour favoriser les opportunités d’emploi et d’activités économiques pour les jeunes et les femmes, etc.
La BCEAO et les autorités de l’UEMOA ont fait des progrès remarquables ces dernières années pour améliorer l’environnement nécessaire au développement durable de l’inclusion financière. Ces efforts méritent d’être poursuivis et soutenus pour consolider les acquis et aller de l’avant.
La finance numérique « disrupte » complètement le paysage financier traditionnel africain. N’y a-t-il pas selon vous, des risques associés à cette transformation ? Ne faut-il pas craindre une concentration liée aux nouveaux géants du numérique, qui pourrait à terme, avoir des conséquences sur les équilibres macro-économiques ?
En tant qu’agent du développement, non seulement j’ai tendance à voir le verre à moitié plein mais je ne vois pas la technologie comme une fin en soi mais bien comme un nouveau levier pour répondre à des problématiques sociales et environnementales, et ainsi maximiser l’impact positif.
Je pars du constat qu’il est théoriquement prouvé que les modèles d’inclusion financière peuvent soutenir la croissance économique globale et la réalisation d’objectifs de développement plus larges.
En effet, l’inclusion financière est aujourd’hui considérée par le G20 comme l’un des préalables pour assurer le développement économique et social.
Et je dirais même plus.
La finance digitale à elle seule pourrait bénéficier à des milliards de personnes en stimulant une croissance inclusive qui injecterait 3 700 milliards de dollars supplémentaires dans le PIB des économies émergentes en l’espace de dix ans, selon un récent rapport du McKinsey Global Institute.
Les résultats d’une étude d’impact à long terme portant sur un service d’argent mobile au Kenya, M-PESA, ont aussi conclu que l’argent mobile avait permis à 194 000 ménages (soit 2 % de la population kényane) de sortir de la pauvreté, et avait amélioré efficacement la situation économique des femmes pauvres et des ménages dirigés par des femmes.
Avec l’émergence de la COVID-19, nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation complètement atypique qui pourrait remettre en cause mon constat initial. Cependant, nous avons tous vu que le monde entier a fait recours à des outils numériques pour travailler, dépenser et aussi socialiser.
Par son caractère planétaire, cette crise nous force à repenser le rôle du numérique dans la société et l’économie.
Bien que cette nouvelle réalité représente encore plusieurs défis et contraintes, je pense qu’elle nous offre aussi des opportunités pour innover et bénéficier des nombreuses possibilités offertes par la digitalisation de la finance.
Je suis convaincu que nous avons aujourd’hui une chance unique de tirer profit de la numérisation pour que tous les citoyens, en Afrique et dans le monde entier, prennent les commandes de leurs finances afin de s’assurer que celles-ci répondent à leurs besoins, en tant qu’épargnants, investisseurs, emprunteurs, prêteurs et ou même contribuables.
En Afrique, la finance numérique est en plein essor grâce à la forte pénétration du téléphone mobile qui se positionne progressivement comme un moyen de promotion de l’inclusion financière à grande échelle dans le continent.
Plusieurs gouvernements africains veulent même faire du numérique un levier d’intégration, de croissance économique, de bonne gouvernance et de progrès social !
Je voudrais vous donner quelques exemples concrets dans le contexte de la réponse à la COVID-19.
Nous avons par exemple constaté que les transferts numériques ont permis aux autorités publiques d’apporter une aide aux plus vulnérables et renforcer la résilience des communautés les plus touchées. Nous voyons aussi que plusieurs plateformes de financement participatif mobilisent des fonds pour des fournitures médicales et des secours d’urgence, ou que des startups africaines innovent en utilisant des analyses prédictives et des algorithmes afin de déterminer le risque et la solvabilité d’une petite entreprise demandeuse potentielle de crédit, permettant ainsi d’évaluer le montant du prêt à accorder.
En effet, la situation de crise actuelle nous donne aussi l’opportunité de pousser les limites de l’innovation en termes de finance numérique.
Payer ses factures via son portable, faire ses courses en ligne, ou effectuer des transactions financières en ligne ou avec des dispositifs mobiles permettent non seulement d’éviter les interactions en face-à-face et limiter la progression de la pandémie, mais contribuent directement à l’inclusion financière de millions d’africains et au développement socio-économique du continent.
Dernière question, l’UNCDF vient de réaliser une importante enquête sur l’impact socio-économique de la COVID-19 sur les PME des PMA, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Cette dernière question est importante car nous prêtons une attention spécifique aux besoins des PME dans cette période d’incertitude.
Dès les premiers mois de cette crise sanitaire et économique, nous avons décidé de faire un premier état des lieux en lançant une enquête en direction des entrepreneurs, responsables de PME et de microentreprises dans les PMA. Dans la même logique de partenariat à laquelle je me référais précédemment, nous avons établi pour cette enquête un consortium de six partenaires des secteurs privé et public : UNCDF, la Chambre de Commerce Internationale, Global Alliance PME, Concordia, BusinessAfrica et Columbia University. Bien qu’il y eût déjà des efforts pour étudier l’impact économique de la COVID-19 et les besoins dans plusieurs pays, cette enquête a apporté une lecture unique au niveau des PMA dans leur ensemble.
Nous avons élaboré et mis en ligne un questionnaire ciblé entre juillet et août 2020. Plus de 2400 réponses ont été recueillies sur la période auprès des PME et des microentreprises implantées dans toutes les 47 PMAs.
En termes d’impact, les PME qui ont répondu à notre enquête confirment qu’elles ont été fortement impactées par la crise de la COVID-19.
Elles restent résilientes dans le court terme, mais dans une situation d’incertitude : si presque 87.9% ont répondu qu’elles avaient réduit leur activité d’au moins 25 %, près d’un tiers (33.9%) craignent de devoir mettre la clef sous la porte au cours des trois prochains mois et de licencier des employés en raison de la COVID.
Lorsque nous avons lancé l’enquête, nous avons tout d’abord pensé que l’accès au financement serait le défi principal des PME.
A notre grande surprise, ce n’était pas vraiment le cas. L’accès aux clients, aux fournisseurs et aux intrants apparaissaient comme les principaux défis mis en avant par les PME interrogées.
L’une des réponses est peut-être qu’un tiers des répondants ont demandé des prêts pour soutenir leur entreprise à court terme, ont réduit leurs coûts opérationnels et ont élargi leurs actifs et l’utilisation du numérique.
Bien que ces mesures puissent apporter un certain soutien à court terme, nous comprenons que les PME sont susceptibles de faire face à des difficultés financières à long terme avec un accès limité au marché.
Nous avons aussi remarqué que la moitié des PME interrogées ont déclaré avoir reçu un certain type de soutien gouvernemental, principalement sous forme de subventions.
En outre, il semble y avoir des approches différentes parmi les selon la taille de l’entreprise.
Les PME et les entreprises de plus grande taille et mieux dotées s’orientent plutôt vers des prêts de plus courte durée alors que les entreprises plus petites et plus à risque recherchent des subventions.
En termes de secteurs, il existe une différence sectorielle notable dans l’impact du COVID, les secteurs du textile et de l’artisanat, des soins personnels et de l’énergie étant plus affectés en termes d’opérations commerciales que les services financiers, professionnels et technologiques.
Les licenciements sont globalement élevés, mais surtout dans le textile et l’artisanat, les services publics et l’énergie et la restauration et le tourisme.
Je termine avec un point qui me tient beaucoup à cœur.
Alors que le COVID-19 semble avoir eu un impact sur toutes les PME, les PME dirigées par des femmes ont signalé des taux de licenciements plus élevés et relativement moins de ressources pour soutenir leur entreprise à court et moyen terme par rapport aux entreprises masculines.
En conclusion, bien que les résultats de cette enquête soient préliminaires, la nécessité pour tous de prêter attention aux préoccupations et besoins des PME en cette période de pandémie de COVID-19 est très claire.
Propos recueillis par A.S. TOURE