Afin de lutter contre l’évasion fiscale des multinationales, certaines institutions financières ont recommandé de renforcer la protection en matière de prix de transfert. Dans de nombreux pays africains, le législateur a mis en place un dispositif fiscal qui prend en compte les recommandations de l’OCDE à travers le projet BEPS, dont l’objectif principal est de permettre aux Etats de disposer de mécanismes efficaces pour lutter contre l’érosion fiscale.
Quelle analyse peut-on faire de l’application de ces dispositifs ? Existe-t-il un cadre légal commun régissant les prix de transfert ? Le prix de transfert est-il un moyen de contourner le droit interne ? Existe-t-il un mécanisme spécifique de règlement des contentieux liés aux prix de transfert ? Pour aborder ces sujets, le Magazine BUSINESS AFRICA a sollicité l’expertise d’un spécialiste en la matière, Me Maname FALL, Managing Partner du Cabinet SOJUFISC. INTERVIEW
De prime abord, quelle analyse faites-vous de l’évolution du doit fiscal en Afrique, notamment dans sa partie francophone ?
Nous savons tous que la fiscalité joue un rôle déterminant dans le budget d’un Etat et de manière plus large dans l’économie d’un pays. Avec l’évolution démographique en Afrique, les besoins d’investissements structurels et les tensions économiques dues à des facteurs exogènes comme l’après Covid- 19, voire les conflits armés en Europe de l’Est et au Proche Orient, nos Etats sont contraints de revoir leur budget pour répondre aux besoins des populations. Une lecture brute des différentes lois de finances permet de voir rapidement que les fonds nécessaires pour faire face à ces besoins sont en constante augmentation.
En particulier, les Etats de l’Afrique francophone l’ont compris à tel point qu’aujourd’hui, leurs codes des impôts sont mis à jour de manière plus régulière afin de prendre en compte les problématiques fiscales du moment et refléter les réalités économiques actuelles. Deux leviers sont mis en branle pour cet élargissement de l’assiette fiscale : taxer de plus en plus le secteur informel (ce qui est toujours difficile vu le contexte socio-économique dans la région) mais surtout, capter les bénéfices indirectement transférés hors des Etats de la zone francophone.
En effet, le contexte de globalisation dans lequel nous évoluons exhorte à légiférer dans le sens du « rééquilibrage » si on puit dire, de la part africaine des profits générés par les multinationales sur le continent. Aujourd’hui, ces mêmes multinationales ne peuvent plus considérer l’Afrique de l’Ouest comme une destination à faible fiscalité puisque les différentes réglementations fiscales sont très regardantes des flux financiers internationaux notamment.
Les administrations en charge du contrôle de ces flux (notamment les services des impôts et ceux des douanes) sont également plus rigoureuses et mieux formées sur les questions telles que les prix de transfert, les transferts indirects de bénéfices, la réglementation des changes, et les exonérations non justifiées par les amortissements des investissements, entre autres problématiques fiscales internationales. Si nous prenons l’exemple du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et du Burkina Faso où nous intervenons, nous avons constaté ces dernières années une tendance des législateurs à taxer les profits des sociétés minières multinationales qui détiennent directement ou indirectement des intérêts miniers dans ces pays, lorsqu’elles réalisent des transactions générant une plus-value. Dans pareilles circonstances, cette plus-value quand bien même réalisée à l’étranger est taxée aussi bien à l’impôt sur les sociétés qu’au titre des droits d’enregistrement dans ces pays. D’une taxation assise sur la territorialité, les Etats visent de plus en plus une taxation visant la source effective de création des revenus générés. C’est dire que nos législateurs et nos administrations fiscales disposent aujourd’hui d’une maturité fiscale qui va au-delà des questions locales parce qu’ils ont bien compris les enjeux et les impacts d’un système fiscal performant.
La question des « Prix de Transfert » revêt aujourd’hui une importance particulière dans la pratique fiscale internationale et suscite beaucoup de remous. Pourquoi selon vous ?
Comme nous l’avons évoqué, cela est dû à la globalisation de l’économie mondiale et les abus qui ont pu être constatés dans le cadre des transactions intragroupes et transfrontalières du fait des disparités dans les réglementations fiscales nationales.
Ces dites disparités permettaient aux multinationales de taxer leurs bénéfices dans des Etats à fiscalité privilégiée alors même qu’aucune valeur n’y était créée.
Ce sont d’ailleurs ces constats qui ont motivé les pays du G20 à mettre en place le projet BEPS dont les actions 8 à 10 sont en rapport avec les prix de transfert et contiennent des orientations qui ont pu permettre la mise en place d’instruments de contrôle afin que les bénéfices soient taxés là où les entreprises créent la valeur.
Certains analystes estiment que le prix de transfert est plus un outil de contournement du droit fiscal interne que d’optimisation fiscale. Est-ce votre avis ?
Selon la définition de l’OCDE du prix de transfert, il s’agit dans les opérations transfrontalières des « prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées ». Si l’on se réfère strictement à cette acception, le prix de transfert n’est pas un moyen de contourner le droit interne. En revanche, comme tout droit, c’est l’abus dans le transfert qui est sanctionné si une disposition le permettant existe dans le droit interne ou dans une convention internationale. C’est le transfert indirect de bénéfice qui est réprouvé et il est tout simplement présumé dans la majorité des cas. C’est dire que l’administration doit prouver le transfert indirect de bénéfice. Techniquement, le prix doit obéir au principe de pleine concurrence, comme si l’opération en cause avait été passée entre entreprises indépendantes pour des transactions identiques et dans des conditions normales de concurrence. Exceptionnellement, si celui qui bénéficie du transfert est soumis à une fiscalité privilégiée dans un Etat étranger ou si l’Etat n’est pas coopératif au sens de la loi fiscale, il reviendra plutôt au contribuable de prouver que les dépenses correspondent à des opérations réelles et qu’elles ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré. Nos Etats ont largement adopté ces principes de taxation des transferts indirects de bénéfices depuis longtemps (les années 80 pour le Sénégal) mais la consécration des Actions BEPS a été amorcée sur les 10 dernières années en Afrique francophone. Vous conviendrez donc, avec moi, que si le prix de transfert est pratiqué dans des conditions commerciales acceptables de pleine concurrence, la technique pourrait plus s’apparenter à de l’optimisation fiscale.
Afin d’éviter l’évasion fiscale des multinationales, certaines Institutions financières recommandent de renforcer la protection en matière de prix de transfert. La Guinée, le Libéria et le Mali l’ont fait, qu’en est-il du Sénégal ?
Certains organismes recommandent effectivement la lutte contre l’évasion fiscale à travers un dispositif de plus en plus contraignant sur les prix de transfert, notamment et particulièrement l’OCDE. Le Sénégal dispose déjà d’un cadre normatif en matière de prix de transfert qui fait l’objet d’un contrôle rigoureux, sinon strict, par l’Administration fiscale. Outre l’article 17 du CGI, qui existait déjà depuis la loi n°83-74 du 05 juillet 1983 aujourd’hui abrogée mais dont la teneur a été reproduite à l’article 17 de la loi n°92-40 du 09 juillet 1992 portant CGI puis, au même article, par la loi n°2012-31 du 31 décembre 2012 portant (nouveau) CGI, actuellement en vigueur, la loi fiscale prévoit également une obligation de déclarations annuelles sur les prix de transferts (déclaration sommaire et celle pays par pays plus rare). De même, les entités sénégalaises membres d’un groupe, de droit ou de fait, doivent notamment tenir à la disposition de l’administration une documentation prix de transfert (un Master File et un Local File) avec un certain nombre d’informations obligatoires renseignant notamment sur la détermination des prix pratiqués dans les différentes opérations commerciales et financières entre sociétés et entités d’un même groupe. Au-delà du contrôle, le défaut de conformité à ces obligations expose les sociétés à des amendes dont le minimum est de 10.000.000 F.CFA. Cela démontre la détermination de l’Administration sénégalaise à s’arrimer à l’évolution de la fiscalité internationale en luttant contre l’évasion fiscale par le biais des prix de transfert.
Existe-t-il un cadre légal commun régissant le prix de transferts ?
Les réglementations identifiées en rapport avec les prix de transfert dans les Etats de l’Afrique francophone ne sont pas très différentes les unes des autres puisqu’elles reprennent toutes en substance les recommandations de l’OCDE en la matière. Nous pouvons citer par exemple les obligations en matière de documentation des prix de transfert.
Au Sénégal et en Côte d’Ivoire, les sociétés contrôlées par des entités étrangères ou qui y détiennent des participations doivent tenir un Master File et un Local File avec un certain nombre d’informations obligatoires selon le cas et procéder annuellement à une déclaration sommaire sur les prix de transfert. De manière plus globale, au niveau UEMOA, le principe même de prix de pleine concurrence et donc d’une règle fondamentale en matière de prix de transfert est indiqué par les dispositions de l’article 8 du Règlement n°08/CM/UEMOA du 26 septembre 2008 portant adoption des règles visant à éviter la double imposition au sein de l’UEMOA et des règles d’assistance en matière fiscale. Et vous remarquerez qu’en vertu de cette convention fiscale, pour toute question relative à des prix de transfert, entre autres, les différents Etats membres ont mutuellement un devoir d’assistance en matière administrative (notamment échanges de renseignements, possibilité de vérification fiscale conjointe d’une multinationale …) et en matière de recouvrement des impôts.
Sur quels aspects des prix de transfert portent, le plus souvent, les litiges avec l’administration fiscale ?
Dans les différents dossiers consultés, les aspects liés au prix de pleine concurrence sont ceux qui reviennent le plus souvent, surtout relativement aux comparables à prendre en considération. Mais ce qui est constant c’est que le contentieux n’est pas encore fourni et beaucoup de vérificateurs après avoir demandé les déclarations et documentations sur les prix de transfert, reviennent sur le droit commun en matière de justificatifs des charges comptabilisées ou de l’acte anormal de gestion notamment en matière de produits non facturés ou insuffisamment facturés.
Quel recours existe t-il pour une entreprise, en cas de double imposition résultant d’un contrôle fiscal en matière de prix de transfert ?
En matière de prix de transfert, la double imposition concerne d’abord le bénéfice imposé de part et d’autre des juridictions et non un contribuable d’une juridiction pris isolément. En effet cela suppose que le même bénéfice rapatrié pour imposition dans l’Etat A après redressement ait déjà été imposé dans l’Etat B. Ces cas sont généralement réglés par les conventions fiscales s’il en existe. L’Etat B procède à un ajustement approprié du montant de l’impôt qui a été perçu sur ces bénéfices (voir article 9 du modèle de convention de l’OCDE). Cet ajustement est facilité dans le cadre du contrôle simultané convenu entre l’administration fiscale de l’Etat A et celle de l’Etat B tel que prévu par exemple par les dispositions de l’article 579 du Code général des Impôts du Sénégal. En l’absence de convention fiscale entre les deux juridictions concernées, il sera difficile à l’entreprise établie dans l’Etat B de pouvoir bénéficier d’un ajustement de son imposition sur les bénéfices taxés de part et d’autre.
Dernière question, existe-t-il un mécanisme spécifique de règlement des différends relatifs aux prix de transfert ?
Sous réserve de ce qui est indiqué notamment en présence de convention fiscale, au Sénégal, concernant l’entreprise vérifiée, ce sont les mécanismes de droit commun qui s’appliquent, notamment les recours hiérarchiques dans le cadre d’un contrôle ou, si le différend administratif persiste, la saisine du juge ou, du tribunal arbitral si les parties en ont convenu.
Propos recueillis par A.C. DIALLO – ®Magazine BUSINESS AFRICA
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