El Hadji Sidy DIOP est le Managing Partner de FACE AFRICA tax & legal, un cabinet fiscal basé au Sénégal et membre du réseau WTS. M. DIOP totalise plus d’une trentaine d’années d’expérience professionnelle dont une vingtaine de pratique dans des cabinets fiscaux et juridiques. Il a ainsi développé une solide expérience dans la recherche, l’audit, le conseil et l’assistance dans les domaines juridiques et fiscaux. Il nous livre dans cette interview son sentiment sur la question cruciale des Prix de Transfert.
Pourquoi, selon vous, la question des prix de transfert suscite tant le débat ?
Si la question des prix de transfert suscite beaucoup de discussions c’est parce qu’à notre avis, elle a une double importance parfois antagoniste voire conflictuelle. D’abord, une importance pour les multinationales qui cherchent à éviter la double imposition, éviter un risque et un litige fiscal difficile avec des montants très importants, assurer la compliance et l’efficience fiscale (tax efficiency), sauvegarder leur réputation publique et soigner leur image. Ensuite une importance pour les administrations fiscales et douanières qui veillent à introduire des règles internes en matière de prix de transfert pour éviter que les profits soient déroutés vers d’autres juridictions. En effet, l’impôt sur les bénéfices des entreprises occupe une part importante dans les recettes fiscales et permet de capter systématiquement chaque création de valeur intervenue dans leurs juridictions. Quand on débat de prix de transfert, techniquement à notre niveau, la notion nous renvoie à deux angles d’appréhension : l’angle fiscal et l’angle économique. Sous l’angle fiscal, le prix de transfert renvoie à la répartition du profit ou du bénéfice à imposer entre deux ou plusieurs juridictions (ou États) selon l’implication de chacune d’elle dans la transaction de l’entreprise multinationale concernée. Sous l’angle économique, le prix de transfert renvoie à la rémunération des facteurs de création de valeur par une multinationale qui par nature, opère à la fois, sur plusieurs territoires, avec plusieurs entités souvent ou parfois spécialisées dans un segment de la chaine de valeurs. En somme, le prix pratiqué par une multinationale renseigne sur la rémunération des différentes chaines de valeur qui sont intervenues dans la réalisation d’une transaction à laquelle elle est impliquée. C’est pourquoi à notre avis, le débat devrait porter sur les questions suivantes : les règles actuelles en matière de prix de transfert conviennent-elles aux multinationales ? Autrement dit, ces dernières devront-elles continuer à être traitées fiscalement comme regroupant des entités distinctes et séparées les unes des autres ? Ou bien, devrait-on traiter les multinationales comme une seule unité économique pour calculer le profit au niveau global pour le répartir ensuite entre leurs différentes composantes, souvent basées dans des différentes juridictions, en utilisant une formule prédéterminée ? Cette dernière conception du traitement des multinationales n’est-elle pas la tendance en matière de règlementation des prix de transfert notamment avec l’adoption des règles de l’OCDE sur la digitalisation de l’économie sans cesse grandissante, dénommées sous le vocable de Pilier I ?
L’utilisation du prix de transfert est considérée pour certaines administrations fiscales, comme un outil de contournement du droit fiscal interne que d’optimisation fiscale. Est-ce votre avis ?
Si on veut bien comprendre les prix de transfert, il faut voir quel conflit ou contradiction les deux angles d’appréhension susvisés de cette matière peuvent entrainer . Le premier conflit que peuvent soulever les prix de transfert est le non-alignement entre le lieu où la valeur est créée et le lieu où le profit est affecté pour son imposition. Le deuxième conflit se rapporte souvent, à ce qu’on peut appeler le « mispricing » c’est à dire la minoration ou la majoration de prix par une multinationale à l’effet de tirer profit d’une situation fiscale. Le troisième conflit concerne l’actionnaire ou les dirigeants d’une multinationale qui, souvent, est confronté à une double préoccupation: bien rémunérer la création de valeur au sein de l’entreprise au profit de l’actionnariat et du management, mais aussi bien soigner l’image du groupe envers les États dans lesquels elle opère, au même titre que les consommateurs et les médias. De ce fait, en examinant de près les problématiques en matière de prix de transfert, on peut comprendre que les prix de transfert ne sont pas fondamentalement une matière fiscale mais une question économique. D’ailleurs, à y voir de près, on peut aisément comprendre que la fiscalité ou la règlementation fiscale ne s’intéresse aux prix de transfert que pour s’assurer de l’absence de non-alignement entre la juridiction dans laquelle la valeur est créée et celle à qui le profit à imposer est affecté. Toutes ces considérations nous amènent à croire fortement que les Prix de transfert ne peuvent pas être considérés comme un moyen d’optimisation fiscale directe ni un outil de contournement du droit fiscal interne. En réalité, les multinationales ne s’intéressent au prix de transfert que pour deux choses :être sûres de payer le montant normal d’impôt dans chaque juridiction où elles opèrent, et/ou asseoir une organisation optimale de leur chaîne de valeurs dans une perspective fiscale en étant obligées de considérer chacune de leurs entités comme une entité indépendante des autres au plan fiscal.
En quoi consiste le « principe de pleine concurrence » posé par l’OCDE ?
Au principe de pleine concurrence (Arm’s length principle) on doit lui reconnaitre les caractéristiques ci-après :
- Un standard international (rien n’est plus normal de prendre comme référence la pratique du marché libre ou les prix entre entités indépendantes pour déterminer un prix de pleine concurrence) ;
- Un principe adopté et utilisé par les pays membres de l’OCDE et beaucoup d’autres pays ;
- Un concept commercial qui est une référence en matière de prix de transfert ;
- Mais un concept qui contraste avec la nature véritable des multinationales. Sans doute, la structure des transactions dans une multinationale n’est pas uniquement déterminée par les forces du marché mais par la combinaison des forces du marché et celles qui gouvernent ou conditionnent le fonctionnement du groupe. Dans la réalité, ces dernières forces peuvent différer des conditions d’opérations entre des entités indépendantes.
C’est le déphasage de ce concept par rapport aux réalités économiques des multinationales qui nous amène à considérer qu’à notre avis, le problème qu’il convient plutôt d’adresser est celui de savoir si le principe de la pleine concurrence continuera de régner dans l’univers des prix de transfert ? Autrement dit, ce principe de la pleine concurrence ou le profit de pleine concurrence aura-t-il de beaux jours devant lui ? En effet, au constat, ce principe échoue de plus en plus dans son application car il est très étroitement lié à la présence physique dans le sens que les profits sont attribués à un État seulement si l’activité ayant généré ces profits est exercée dans cet État. Ce qui n’est plus systématiquement possible dans un contexte de digitalisation de plus en plus accrue de l’économie. D’ailleurs, c’est ce qui explique la solution du Montant A introduit dans le cadre du Pilier I de l’OCDE qui correspond au profit alloué à un État même si la multinationale n’a pas de présence physique dans cet État. Un autre problème du principe de la pleine concurrence se trouve dans sa possibilité à créer de la concurrence fiscale entre les États. En effet, un État peut avoir tendance à créer des incitations fiscales juste pour attirer des activités à se déployer sur son territoire.
D’un autre côté, l’application et l’acceptation rigoureuse du principe de la pleine concurrence autoriserait les multinationales à pratiquer valablement l’érosion de la base taxable ou le transfert de bénéfices en domiciliant systématiquement leurs actions ou opérations qui ont une grande valeur ajoutée ou qui sont à prix fort dans des pays qui ont un taux d’imposition bas.
Quel recours pour une entreprise, en cas de double imposition résultant d’un contrôle fiscal en matière de prix de transfert ?
Avant de répondre à la question, c’est important de relever une nuance très importante en matière de double taxation en différenciant la double taxation économique de la double taxation fiscale. En effet, si le profit ou le revenu est taxé entre les mains de deux différents contribuables dans deux différents pays, il faudra parler de double taxation économique. Cette double taxation économique devra être différenciée de la double imposition d’un contribuable qui intervient si le même revenu est taxé entre les mains du même contribuable dans deux pays différents. La question posée doit donc concerner la double taxation économique et comment elle doit être évitée ? L’article 9.2 du modèle de convention fiscale de l’OCDE prévoit comme solution ce qu’on appelle communément l’ajustement correspondant (ou second ajustement) à la suite de celui découlant d’un redressement fiscal d’un prix d’une transaction. Ce second ajustement permet d’éviter la double taxation économique. Concrètement, selon l’article susvisé, si un État dans le cadre d’un contrôle fiscal en matière de prix de transfert rectifie la base imposable d’une transaction effectuée par des entreprises affiliées en l’augmentant (1er ajustement) pour réclamer un impôt complémentaire, l’autre État devrait faire un ajustement approprié (second ajustement). D’ailleurs ces deux États doivent se consulter si nécessaire, comme le recommande le modèle de convention fiscale de l’OCDE. Comme vous pouvez le constater cette solution est tributaire de l’existence d’une convention fiscale entre les États concernés.
Existe-t-il, dans le corpus juridique interne ou international, un mécanisme spécifique de règlement des différends relatifs aux prix de transfert ?
Au Sénégal, pour le moment, il n’existe pas encore de mécanisme spécifique de règlement des litiges liés au prix de transfert. Autrement dit, les mécanismes de résolution du contentieux fiscal classique ont également cours en matière de prix de transfert. Sur le plan international, l’action 14 du BEPS tend à inciter les administrations fiscales à coopérer afin de prévenir les différends et de résoudre à l’amiable autant que possible les litiges relatifs au prix de transfert. Autrement dit, au plan international, c’est l’arbitrage qui est préconisé comme meilleur mécanisme de règlement des différends liés à la fiscalité internationale et en l’occurrence aux prix de transfert. Seulement, il convient de noter que, la plupart des conventions internationales ne prévoient pas de clauses d’arbitrage. Ce qui rend moins contraignant le recours à ce mode alternatif de règlement des différends. Toutefois, l’Instrument Multilatéral (IM) de l’OCDE, en son article 16, relatif à l’amélioration du règlement des différends, propose une procédure de règlement à l’amiable qui aurait pour effet de pallier les carences des conventions fiscales bilatérales conclues entre les différents pays. Ainsi, pour le Sénégal, avec l’entrée en vigueur de l’IM depuis septembre 2022, ses conventions fiscales bilatérales couvertes seront améliorées sur ce plan, sous réserve bien évidemment d’une convergence des options avec les autres pays signataires.
Propos recueillis par A.C. DIALLO – © Magazine BUSINESS AFRICA