INTERVIEWLA UNE

« En Afrique, la fonction RH est souvent le parent pauvre de l’entreprise » Fabrice COMLAN – Human Capital Advisory Services Leader de Deloitte Afrique Francophone.

Fabrice COMLAN est le Managing Partner de Deloitte Bénin, responsable de la direction et de la gestion des opérations du bureau ainsi que de sa croissance dans le pays. Il est également l’Associé en charge du développement des mé- tiers du Consulting & Risk Advisory sur les marchés du Bénin, Togo et Niger. Dans cette interview, il revient sur les transformations qui impactent l’univers des ressources humaines, le rôle de plus en plus stratégique des RH dans les organisations ainsi que les enjeux de la valorisation du Capital Humain.

Quels sont, selon vous, les grands enjeux RH auxquels les entreprises africaines doivent faire face ?

Avez-vous 2 ou 3 heures devant vous ? Parce que les enjeux sont nombreux.
Je ne suis pas sûr d’en faire le tour en quelques minutes. Ils sont à la hauteur des enjeux de l’Afrique au sens large.
Je dirais d’abord que par nature, ils ne sont pas forcément très différents des enjeux RH que l’on retrouve ailleurs dans le monde. Mais c’est sans doute de part leur intensité qu’ils diffèrent.
Enjeu « numéro un » sans doute en Afrique : la formation et la gestion des compétences qui l’accompagne, ou vice et versa. Les pays qui ont connu une croissance importante dans le monde, on le sait, ont misé sur la formation.
Les entreprises performantes sont souvent celles qui ont adopté une politique de renforcement permanent des capacités. Ce qui compte dans le domaine, c’est la régularité.
Or pour de trop nombreuses entreprises, la formation, quand on en fait, se réalise au coup par coût, sur un bout de budget. Ce n’est pas la bonne méthode. La montée en compétences des hommes est graduelle. Elle s’anticipe, se travaille au long court, en fonction des résultats à atteindre.
Nombre de nos clients se plaignent de ne pas trouver localement les ressources et les compétences dont elles ont besoin. Il n’y a donc pas d’autre choix que de former, tant sur les « hard skills » (les compétences « métiers »), que sur les soft-skills (les compétences comportementales, le savoir-être), moins tangibles, mais ô combien importantes.
Et parmi les populations à former, sans doute faut-il accorder une attention particulière aux managers dits de proximité. Ceux qui sont au contact des collaborateurs. Ceux qui ont un impact direct sur le travail fourni sur le terrain. Or le management c’est comme tout : cela s’apprend. Les « managers nés » ne sont pas très nombreux.
Savoir manager est souvent un apprentissage un peu long, parfois douloureux d’ailleurs, pour le manager comme pour les managés !
En Afrique, la promotion des collaborateurs au grade de managers ne se fait pas toujours sur la base du potentiel à manager. Il est donc d’autant plus nécessaire de former les managers en poste, ou en devenir.
Il faut également accorder une attention particulière à la montée en compétences des femmes, encore trop peu nombreuses aux postes clés.
Autre enjeu de taille : la structuration de la fonction RH. La fonction RH en Afrique, comme ailleurs d’ailleurs, est souvent le « parent pauvre » de l’entreprise. Or les évolutions actuelles laissent penser que cette fonction a dorénavant un rôle plus important à jouer.
En période de crise, de changements permanents, le Capital Humain comme on l’appelle aujourd’hui parce qu’on a sans doute pris conscience qu’il devait être valorisé, doit faire l’objet de plus d’attention. Il convient donc de repenser la fonction RH, d’en organiser les processus, d’automatiser les plus simples pour se concentrer sur les objectifs à plus forte valeur ajoutée, tels que la conduite du changement par exemple. La structuration RH s’accompagne donc bien évidemment du même coup de la digitalisation d’un certain nombre de ces process, au travers des SIRH (Systèmes d’Information RH). Or l’Afrique a du retard à rattraper en matière de digitalisation.
Autre enjeu encore : L’accompagnement du changement. Mais je crois que nous aurons l’occasion d’y revenir. Se pose la question du « Future of work» (les nouvelles habitudes de travail, le télétravail, la flexibilité dans le travail et autres nouvelles formes de travail). C’est un sujet au centre des débats en France notamment.

Est-ce que c’est également un enjeu pour l’Afrique ?

Je crois que oui. Bien évidemment, l’Afrique a des contraintes d’infrastructures, de « bande passante », et le télétravail par exemple ne connait pas le même engouement qu’en Europe notamment.
Pour autant, je crois que les Africains, et la jeune génération en particulier, ont eux aussi des aspirations sensiblement différentes de la génération précédente.
-Aspirations différentes en matière de qualité de vie, et donc de qualité de vie au travail
-Aspirations différentes en matière de relations au travail, de relation à la hiérarchie, de relation à l’autorité.
-Quête de sens au travail.
-Besoin de contribuer à des enjeux plus grands, au développement de leur entreprise, voire au développement de leur pays ! Il n’y a qu’à voir le retour des « Repats » sur le continent, soucieux d’apporter leur pierre à l’édifice Afrique !
Formation/renforcement de capacités, développement des capacités managériales, structuration des RH et digitalisation des RH au travers des SIRH, accompagnement du changement, et Future of Work… je crois que j’ai cité quelques-uns des très nombreux enjeux RH du continent.

Pensez-vous que les entreprises africaines notamment celles des pays francophones, soient suffisamment conscientes de l’importance de la valorisation du Capital humain dans leur stratégie ?

Je ne pense pas que ce soit une question de prise de conscience.
Je pense au contraire que les dirigeants ont bien conscience des problèmes liés aux hommes.
On entend régulièrement nos clients, Directeurs d’entreprise ou Managers, évoquer les problèmes de compétences auxquels ils sont confrontés dans leurs équipes, les problèmes de responsabilisation des hommes, les problèmes d’organisation, de communication, les déficits managériaux, la perte de motivation, de rétention, ede qualité de vie au travail, de culture d’entreprise, d’implication, d’engagement des salariés… La liste est souvent très longue au contraire !
En réalité, je ne crois pas que ce soit l’identification des problèmes liés aux hommes qui fasse défaut.
C’est plutôt, je crois, la détermination des solutions à y apporter.
Parce que l’humain, c’est sans doute ce qu’il y a de plus compliqué à appréhender. Lorsque vous rencontrez un problème de machine défaillante, c’est simple : vous réparez, ou vous faites l’acquisition d’un nouvel équipement. Mais pour les hommes, les solutions sont moins évidentes.
Et même lorsqu’elles le sont, le retour sur investissement est difficile à établir, parce que difficile à calculer, les données d’entrée étant moins tangibles.
Et donc souvent nous faisons l’impasse sur les investissements humains, que nous considérons d’ailleurs comme des charges, plus que comme des investissements. En période de crise, il n’est d’ailleurs pas rare de « couper » ces postes de charges.
Après les crises que nous avons traversées, nous remarquons clairement que nombre d’entreprises ont mis en pause les actions de formation par exemple. Or deux années d’absence de formation, c’est préjudiciable pour le renforcement de capacités des équipes, ou même pour le maintien des connaissances et des compétences. La performance globale de l’entreprise s’en ressent nécessairement, à moyen terme.
Les Directeurs d’entreprise n’ont pas besoin qu’on leur ouvre les yeux sur les problèmes humains, ils les voient et les vivent au quotidien ; en revanche ils ont besoin qu’on les aide à identifier des solutions pragmatiques, et qu’on en démontre l’efficacité.
Mais les choses évoluent progressivement. Les entreprises travaillent de plus en plus sur leur Responsabilité Sociale et Sociétale, consciente de la nécessaire durabilité des modèles économiques. Le « S » de la RSE devient un axe majeur de travail, en Afrique en particulier.

Certains observateurs estiment qu’aujourd’hui le Management RH est une fonction plus stratégique qu’opérationnelle. Est-ce également votre avis ?

Je ne suis pas sûr de comprendre ce que veulent dire ces observateurs.
De mon point de vue, le management RH n’est pas différent des autres fonctions. Il doit s’appréhender à la fois sous l’angle stratégique ET sous l’angle opérationnel.
Si on n’a pas la vision de là où l’on veut emmener ses collaborateurs, d’un point de vue RH, si on ne se fixe pas d’objectifs stratégiques (quelle politique de rémunération, quelles sont les compétences dont l’entreprise aura besoin demain, quelles valeurs communes l’entreprise et donc les collaborateurs doivent incarner…) alors on court le risque de faire de la gestion du personnel à la petite semaine, plus que du management RH.
Mais à l’inverse, si on n’envisage pas le management RH sous l’angle opérationnel, alors on fait des RH une fonction « support » comme on dit, froide, distante, sans ancrage sur le terrain, déconnectée des opérations, donc des réalités quotidiennes d’une entreprise.
Donc puisque vous me demandez mon avis, je dirais que si on ne donne pas au management RH une dimension stratégique, on ne l’élève pas.
Et si on ne lui donne pas une dimension opérationnelle, on ne l’ancre pas dans le réel, donc on ne lui donne que peu de chances d’être implémenté sur le terrain.

Les outils digitaux dans la GRH tendent de plus en plus à se développer et à s’uniformiser, n’y a t-il pas un risque qu’ils n’intègrent pas suffisamment les spécificités africaines ?

Je ne vais pas faire de langue de bois. Vous avez raison, le risque existe. Lorsqu’on automatise, on standardise, donc oui, il existe un risque à ne pas intégrer toutes les spécificités : les spécificités africaines, bien sûr, mais en réalité tout type de spécificités : celles d’un secteur d’activité bien particulier, celles d’une entreprise particulière, celles d’un service…
C’est pourquoi ce qui compte, dans une démarche de digitalisation, ce n’est pas tant les outils, que l’on retrouve plus ou moins, pour les plus connus, aux quatre coins de la planète, mais c’est surtout l’approche méthodologique :
-Le soin qu’on apporte à identifier les besoins de l’entreprise, avec toutes ses spécificités,
-Le soin qu’on apporte à choisir les outils qui LUI conviennent
-Prise en compte de la culture d’entreprise dans le projet de digitalisation
-Mais également l’importance que l’on va accorder à l’accompagnement des hommes dans l’implémentation de ces solutions digitales
-Les efforts que l’on va déployer pour accompagner les équipes dans les changements induits par ces transformations, en tenant compte de leurs habitudes de travail, de leurs valeurs, de leurs compétences de départ …
Et donc sur tous ces points, bien évidemment, le facteur culturel entre en ligne de compte.

Quelle est, selon vous, la place des RH dans un processus de conduite du changement ?

Elle est centrale, mais elle n’est pas la seule. Le processus de conduite du changement, s’il n’est porté que par les RH, n’a aucun sens. S’il est mené sans les RH, il n’en a pas plus. La conduite du changement est un exercice collectif.
-La Direction est indispensable au processus : Au démarrage, parce qu’il faut expliquer le changement et le pourquoi du changement pour « lancer la machine ». En cours de processus, parce qu’il faut souvent « remettre de l’huile dans le moteur ». A la fin, parce qu’il faut évaluer l’impact du changement sur la performance de l’entreprise.
-Les Managers opérationnels ne sont pas moins indispensables, pour assurer LES accompagnements, de leurs collaborateurs, parce que la conduite du changement ne se fait pas qu’en « macro », mais aussi « en micro ».
Il faut parfois descendre jusqu’aux individus, parce qu’un même changement ne s’appréhende pas de la même manière par Mr X ou Mme Y.
Monsieur X aime les défis, Mme Y a peur de ce qui la fait sortir de sa zone de confort. Or pour percevoir ces différences, la peur des uns, l’enthousiasme des autres, il faut des managers proches du terrain.
-Les RH bien évidemment, parce qu’ils ont des outils à proposer, des actions à coordonner pour faciliter les changements : des formations, des teambuildings, des entretiens individuels, des baromètres sociaux, de l’écoute…
-Et toutes les autres parties prenantes.
Donc les RH sont nécessaires, mais pas suffisantes. La conduite du changement est une aventure qui se vit à plusieurs !

Le Cabinet DELOITTE conseille les grandes entreprises et organisations africaines sur leurs problématiques RH. Les PME vous font-elles également appel ? Quels types de solutions leur apportez-vous ?

Il est vrai que le cabinet Deloitte compte nombre de grands groupes parmi ses clients. Mais les grandes entreprises ne sont pas nos seuls clients. Les PME ne sont pas nos principaux clients, il est vrai, notamment parce qu’elles pensent, souvent à tort, que nos services ne leur sont pas accessibles.
Pour autant, nos clients sont divers.
En Afrique, le tissu économique n’est pas comparable à celui de la France par exemple. La population est jeune, de plus en plus nombreuse, et nous savons que le rythme de croissance des emplois salariés peine à suivre l’évolution de la démographie.
Dans ce contexte, des efforts importants sont déployés pour encourager l’entreprenariat. Deloitte tient compte des réalités de l’environnement dans lequel nous évoluons.
C’est pourquoi nous accompagnons beaucoup, et de plus en plus, les entrepreneurs, les startupers, les femmes africaines qui contribuent au développement économique des pays d’Afrique. Souvent au travers de programmes accompagnés par des bailleurs de fonds, ou encore en partenariat avec des incubateurs ou accélérateurs, nous menons des actions adaptées à ces populations. Renforcement, de capacités, coaching, mentorat, appui à la réalisation de business plans, accompagnement de projets, conseil juridique et fiscal, tenue de comptabilité, externalisation de la paie … Nous nous adaptons au public, nous adaptons nos méthodes à la cible, avec le même niveau d’engagement et de qualité que lorsque nous sommes au service de grands groupes.

Dernière question. Existe-t-il, en Afrique, une singularité dans l’approche de DELOITTE en matière de conseil ? Comment se démarque-t-elle de la concurrence ?

Oui, la réponse est clairement OUI à cette question. Deloitte compte 15 bureaux en Afrique Francophone, et ce n’est pas juste une question pratique. C’est une question de positionnement. Deloitte veut être proche de ses clients. Physiquement et culturellement.
La proximité est un facteur essentiel dans le Conseil.
Vous ne pouvez pas bien conseiller un client que vous connaissez mal.
Je l’ai dit tout-à-l ’heure ; un bon conseil est un conseil personnalisé, qui part des besoins propres d’une entreprise ou d’une organisation, pour lesquels nous apportons des solutions sur mesure.
Le facteur culturel est lui aussi un facteur primordial.
Prenons l’exemple de la formation.
Nous avons un programme de formation que nous avons appelé « Académie Manager en Afrique ».
Ce programme a été conçu précisément parce qu’on ne manage pas ici comme on manage en France ou aux Etats-Unis. On n’appréhende pas la gestion du temps de la même manière, la notion de Chef n’est pas la même, l’autorité ne s’exerce pas de la même manière…
Il n’est donc pas possible de penser les choses de manière standardisée.
Chez Deloitte seule la qualité est standard. On ne fait pas de prestation au rabais sous prétexte qu’on est en Afrique. Le niveau de qualité est le même qu’en France. En revanche, les approches sont différentes, parce que les contextes, les environnements et les hommes ne sont pas identiques.

Propos recueillis par A.C. DIALLO

© Magazine BUSINESS AFRICA

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