Lika Scott Sow est ingénieure des Mines de formation. Elle fonde le réseau Women in Mining Sénégal en 2012. Grâce au dévouement d’autres femmes du secteur extractif, Women in Mining Sénégal devient une association officiellement reconnue en 2014 qui plaide essentiellement pour la promotion du leadership des femmes dans un secteur majoritairement dominé par les hommes. Quelques années plus tard, Women in Mining Sénégal contribuera à la mise en place du réseau Ouest-africain WIMOWA (Women in Mining Of West Africa), puis du réseau panafricain AWIMA (Association of Women in Mining Africa). En 2020, Lika Scott Sow est désignée parmi les 100 femmes les plus inspirantes par Women in Mining UK, en reconnaissance de son sens du Leadership et de son rôle précurseur. Elle est une passionnée de l’aviation et est actuellement Directrice Générale de Caterpillar Côte d’Ivoire en charge de la zone Nord, Ouest et Centre en Afrique.
Qu’observez-vous depuis ces dernières années, au-delà de la théorie, sur l’évolution du management féminin en Afrique ?
En 2010, selon la Banque Mondiale, seul un (1) membre sur dix (10) est une femme dans les conseils d’administration des vingt-cinq plus grandes capitalisations africaines, hors Afrique du Sud. Cinq (5) ans plus tard, l’AFDB (African Development Bank) a mené une autre étude sur 307 entreprises. Cette fois, une (1) femme sur sept (7) était dans des conseils d’administration, mais un tiers des entreprises n’avaient toujours pas de femmes. Ainsi, il faut reconnaitre qu’effectivement il y’a une évolution positive du management féminin en Afrique depuis ces dernières années ainsi que l’émergence de femmes leaders au niveau politique, publique et privé, toutefois Il y’a des percées à faire encore.
C’est donc un fait : l’Afrique est en train de suivre la tendance mondiale de ces deux dernières décennies en matière de management féminin. L’accès et le maintien des jeunes filles à la formation et aux grandes écoles contribuent à leur entrée sur le marché du travail dans les fonctions d’encadrement et de gestion de haut niveau, bien que ces dernières demeurent sous représentées au niveau des cadres supérieurs et de direction. Les femmes craignent moins la prise de pouvoir de décision, et assument de plus en plus leur position de leader. Cette prise de conscience contribue inéluctablement à briser les plafonds de verre. À mon niveau, j’observe également un intérêt pour les métiers opérationnels qui sont traditionnellement réservés aux hommes.
Enfin, plusieurs études ont montré qu’une plus grande mixité au sein des instances dirigeantes améliore les performances opérationnelles, les rendements, et la profitabilité. Une étude réalisée par Mc Kinsey sur 300 entreprises dans le monde démontre que celles qui ont un pourcentage de femmes au sein du comité exécutif le plus élevé, génèrent une prime de 55% dans les résultats d’exploitation.
Le management féminin a donc fait ses preuves. La recherche a également montré que, dans tous les secteurs, la diversité des genres entraîne des gains en matière de performance, d’innovation et de rentabilité. Particulièrement pour les femmes africaines, elles gagnent en confiance, sont qualifiées de plus en plus et font progressivement bouger les lignes du management, ce qui peut avoir un impact positif sur les mentalités sociales, briser les stéréotypes et promouvoir des femmes leaders africaines « rôles modèles ».
Selon vous, le management féminin est-il si différent du management masculin ? et si oui quelles en sont les caractéristiques principales ?
Le management « masculin » et « féminin » sont malheureusement souvent mis en opposition alors qu’ils devraient être complémentaires. Le management masculin est souvent décrit comme plus agressif, compétitif et privilégiant la « transmission » plutôt que la « réception ». En ce qui concerne le management féminin, il est qualifié de transformationnel donc plus à mesure de produire un changement social durable. Dans ce type de management, pour atteindre les objectifs, le développement de l’employé(e), la motivation et la stimulation intellectuelle sont également pris en compte.
A mon avis, il est impossible de nier les différences physiologiques entre les hommes et les femmes, et cela a probablement un impact sur la façon d’apporter des solutions à des problèmes bien définis. Toutefois, je crois fondamentalement en la compétence et celle-ci n’a pas de genre à mes yeux. Il faut juste savoir adapter le travail à l’Homme tenant compte des spécificités et non le contraire. Le principal défi du monde actuel, où volatilité, vulnérabilité, complexité et ambiguïté se côtoient en permanence, c’est de développer un sens du Leadership authentique. Homme ou femme nous devons faire preuve de résilience et de courage. Le plus important est de gagner en crédibilité et de se réinventer pour avoir un style de management agile qui s’adapte au contexte et aux priorités du moment.
Certains qualifient le management féminin de bienveillant, d’émotionnel, d’autres parlent d’impasse ou de clivage. Quel est votre avis ?
Il est préférable de sortir des clichés, à mon avis. Le genre de la personne qui présente l’interprétation d’un comportement peut varier. Par exemple, un homme manager sera loué pour son comportement « assertif », tandis qu’une femme manager sera souvent considérée comme trop « autoritaire » pour un comportement similaire. Les stéréotypes de genre et les qualités de caractère traditionnellement attribuées aux femmes, telles que la douceur, la mesure, l’empathie, sont en cause. Il est crucial de garder à l’esprit que les femmes sont tout aussi capables de produire des résultats, et la compétence est encore une fois ce qui prime.
Pensez-vous qu’il faille, comme dans certains pays, prendre des textes législatifs ou réglementaires pour forcer la représentativité des femmes dans les Comex par exemple ?
Toute initiative communautaire doit trouver son ancrage sur une base juridique. Dès lors, oui je suis favorable à la règlementation et à des pratiques à l’image des quotas pour encourager la transformation du pipeline. Il y’a dix (10) ans déjà, selon une étude de la BAD, le continent africain était largement en tête des régions émergentes avec 14,4 % de femmes membres du conseil d’administration d’entreprises de premier ordre (Asie-Pacifique 9,8 %, Amérique latine 5,6 % et Moyen-Orient 1 %). En conséquence, l’Afrique se classe en troisième position, juste derrière les régions développées de l’Europe (18 %) et des États-Unis (16,9 %). Mais, ce n’est pas suffisant car un changement de mentalité est nécessaire pour hisser les femmes africaines au sommet des postes décisionnaires. Surtout lorsqu’on sait qu’elles représentent presque voire plus de la moitié de la force de travail (rémunéré ou pas) à l’échelle mondiale, et qu’une certaine parité se réduit au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie. Toutefois, cela ne devrait pas se faire au détriment de la compétence et du mérite. Dans le cas contraire, cela desservirait fortement les femmes elles-mêmes.
On parle peu des conjoints quand on parle des femmes managers, n’ont -il pas un rôle caché mais déterminant dans l’évolution de la carrière de sa femme ?
Rien ne s’accomplit de manière autonome. Le support système que l’on bâtit autour de soi est important, que ce soit dans le domaine professionnel ou privé. Sur le plan privé, le ou la partenaire joue un rôle important dans les choix et l’évolution de carrière à la fois pour les femmes et les hommes d’ailleurs. Cela reste particulièrement vrai pour les femmes en Afrique, en raison du rôle central qu’elles jouent dans le bien-être et la réussite de leur communauté. En conséquence, le soutien du conjoint demeure essentiel. Donc, un grand OUI !
Selon vous, qu’est ce qui pourrait aujourd’hui empêcher les femmes de développer et d’exprimer leur leadership ? quelles sont les contraintes majeures à leur émancipation professionnelle ?
Il existe un certain nombre de facteurs qui empêchent les femmes de développer et d’exprimer leur potentiel et capacité de leadership. Je mentionnerai d’abord les obstacles psychologiques et mentaux (i.e. Syndrome de l’imposteur). Statistiquement, les femmes attendent d’avoir 80% des compétences nécessaires avant de postuler, tandis que les hommes se limitent à 50 %. Ce phénomène d’autocensure est aussi constaté dans les domaines opérationnels, traditionnellement réservés aux hommes. Malgré l’intérêt de la plus jeune génération pour briser ce plafond de verre, les femmes sont toujours moins présentes dans ces domaines opérationnels où il est difficile d’y retrouver un management féminin aujourd’hui.
Ensuite, je dirai les barrières culturelles, traditionnelles et sociétales. La société surtout africaine nous impose souvent de faire des choix par défaut, entre la vie de famille ou la vie professionnelle. La vie professionnelle doit compléter sans interférer avec les responsabilités familiales et vice-versa. Aucune femme ne devrait choisir entre sa vie privée et sa vie professionnelle. Au contraire, chaque femme devrait avoir l’opportunité de décider et de choisir comment manager ses différentes casquettes : femme, mère, épouse, chef d’entreprise, etc. Pour éviter ce choix, la société devrait offrir aux Hommes une égalité et une équité d’accès aux postes décisionnaires basés sur la méritocratie, et en tenant compte des différences physiologiques.
En entreprise par exemple, ce serait d’envisager l’instauration de politique intégrant des quotas ; de permettre aux parents d’avoir des horaires aménagés, tout en étant conscient des objectifs à délivrer ; d’obtenir des congés parentaux sans freiner l’évolution de carrière au retour. Prenons le cas de la Norvège, célèbre pour ses politiques sociales et ses efforts en faveur de l’égalité. Depuis 1993, ce pays a instauré un système de quota pour les congés paternité à utiliser ou à perdre. A cette époque moins de 3% des hommes l’utilisaient, et c’était toujours, les mères qui les prenaient. Ceci, a eu un impact à la baisse de 18% sur le nombre de femmes actives, car bien souvent ces dernières reprenaient une activité professionnelle de façon informelle et se refusaient un plan de carrière ambitieux.
En Afrique, pour éviter d’induire les effets inverses, il est crucial de mettre en place de manière intentionnelle des plans de carrière inclusifs en identifiant des hauts potentiels féminins, les développer et les former. Les entreprises gagneraient à nouer des partenariats avec les organisations et réseaux de femmes existants pour les renforcer afin qu’ils servent de relais pour densifier et massifier le pool de talents féminins. Si je prends l’exemple du secteur minier que j’affectionne particulièrement, le réseau Women in Mining compte plus de cinquante mille (50 000) femmes et jeunes femmes affiliées, dont 200 membres au niveau central (national) au Sénégal. Le réseau WIMOWA est lui présent dans treize (13) pays en Afrique de l’Ouest, et AWIMA dans plus d’une trentaine de pays dans toute l’Afrique. Ces réseaux sont un creuset d’excellence avec des femmes qualifiées qui contribueraient à une plus grande diversité de ce secteur au niveau décisionnaire.
Enfin, il faut une prise de conscience collective, afin que les managers hommes ou femmes soient eux-mêmes les premiers porte-voix pour rétablir l’équilibre et l’équité avec des politiques internes ciblées et intentionnelles.
Dernière question, le management féminin est-il finalement l’avenir du management ?
L’avenir du management n’a pas de genre. La réduction des inégalités entre hommes et femmes entraine des avancées sociales, politiques et économiques. La BAD (Banque Africaine de Développement) affirme que l’élimination des inégalités entre les genres et l’autonomisation des femmes pourraient augmenter le potentiel de production d’un milliard d’africains et stimuler considérablement les potentialités de développement du continent. L’entreprise peut mieux comprendre et répondre aux besoins de ses clients en disposant d’une force de travail diversifiée. Homme ou femme, la compétence, la résilience et la capacité à se réinventer constamment sont autant d’atouts pour l’avenir du management.
Propos recueillis par A.S. TOURE – ©Magazine BUSINESS AFRICA