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Le Private Equity africain à l’heure luxembourgeoise. Interview de Aïssata COULIBALY, Associate Partner de EY Luxembourg.

Le capital-investissement a un rôle majeur à jouer en tant qu’apporteur de capitaux indispensables au développement du secteur privé africain et à ce titre, le Luxembourg présente des atouts considérables et solides pour l’établissement en Europe des fonds dédiés à l’Afrique et répondant aux besoins des investisseurs européens. C’est du moins l’avis de Aïssata COULIBALY, Associate Partner au sein du département Private Equity de EY Luxembourg et notamment responsable de l’audit d’un portefeuille de fonds de Private Equity et de sociétés investies, opérant dans divers secteurs aussi bien en Europe que sur le continent africain.
Titulaire d’un Master en Business obtenu à Washington D.C., Aïssata COULIBALY est Co-chair du club Environmental, Social Governance (ESG) de la Luxembourg Private Equity Association (LPEA) et siège au sein du comité exécutif de The Luxembourg Africa Investments Association (LuxAfrica) en plus d’être membre du Board of Regents de la Luxembourg Sacred Heart University.
BUSINESS AFRICA l’a interrogée sur les enjeux du Private Equity en Afrique ainsi que les spécificités de la place financière luxembourgeoise, susceptibles d’inspirer certains pays africains. INTERVIEW

Vous avez une grande expertise du secteur du Private Equity, dans quelle mesure ce secteur peut-il être un levier de développement pour les pays africains ?

L’Afrique demeure une terre d’opportunités, d’innovation technologique et de dynamisme entrepreneurial. Le continent africain présente en effet une attractivité à long terme dont le potentiel est loin d’avoir été exploité.
Malgré une croissance économique de 3.9 % en moyenne sur 2019 selon la Banque Africaine de Développement, le continent africain reste le moins avancé vis-à-vis des objectifs de développement durable fixés par l’ONU, ce qui se traduit par des besoins en financement estimés par la Banque Mondiale à 90 milliards de dollars par an au cours des vingt prochaines années.
De plus, selon le Fonds Monétaire International, 15 à 20 milliards de dollars sont accordés annuellement en matière de crédit en Afrique alors que la demande réelle avoisine les 145 milliards de dollars. Un gap que l’industrie du capital-investissement permet, en partie, de combler.
Il est également à noter que les besoins en infrastructures en Afrique sont colossaux. Ils sont estimés par la Banque Mondiale à 185 milliards de dollars à l’horizon 2025. Les pouvoirs publics des pays africains n’étant pas en mesure d’assurer le financement intégral de ces besoins dans un contexte d’expansion rapide des villes africaines, le Private Equity représente sans aucun doute un levier de développement pour les pays africains.
Si on rajoute à cela le fait que selon la Banque Mondiale, près d’un habitant sur quatre vivra en Afrique subsaharienne en 2050 alors que cette proportion était d’un sur treize en 1960, on constate que cette perspective démographique constitue une importante opportunité de croissance avec une potentielle population active très productive et dotée d’une grande capacité d’épargne.
Le capital-investissement a donc un rôle majeur à jouer sur le continent dans ce contexte en tant qu’apporteur de capitaux indispensables au développement du secteur privé africain.
L’entrée en vigueur de la zone de libre-échange continentale africaine facilitera également de façon significative le commerce intra-africain, qui lui-même générera d’importants retours sur investissement.
Au fonds d’investissement de saisir désormais les opportunités offertes par le capital-investissement sur tout le continent !

Quelques grands fonds de Private Equity comme Carlyle, Blackstone ou The Abraaj Group ont fait quelques modestes investissements sur le continent africain, mais on est encore loin de la véritable ruée. Comment expliquez-vous qu’il y ait encore tant de réticences alors que le continent africain regorge d’opportunités ?

Si le continent Africain est une source d’opportunités non-négligeable pour le capital-investissement, il n’en demeure pas moins que ses différents marchés séduisent d’avantage les investisseurs aguerris, conscients des risques inhérents aux spécificités du continent. Le capital-investissement africain reste en effet loin d’être un long fleuve tranquille.
Même si l’image de la région s’est considérablement améliorée au cours des dernières années, des préoccupations demeurent en ce qui concerne notamment le risque politique et le risque de change qui contribuent à une certaine volatilité des marchés africains. Il est capital pour les candidats investisseurs de diversifier de ce fait leurs portefeuilles dans un environnement où il peut être fastidieux de conduire des due-diligences.
A ces risques s’ajoute un pool encore limité de gestionnaires de fonds expérimentés à même de sélectionner, structurer, créer de la valeur et exécuter les opérations.
Il en résulte l’exigence d’une présence physique quasi continue afin de mieux appréhender, gérer les risques et favoriser de bonnes opportunités de sortie.
Le capital-investissement Africain continue cependant de s’affirmer.
C’est ce que révèle le rapport annuel d’activité 2019 de l’association des sociétés africaines de capital-investissement et de capital-risque (AVCA).
Au cours de l’année 2019, 3,8 milliards de dollars ont été levés par les fonds actifs sur le continent avec un total de 198 opérations. Ce volume est le plus élevé depuis 2014.
Dans ce contexte, l’un des objectifs majeurs de l’association LuxAfrica qui promeut l’attractivité de l’Afrique et la création de passerelles entre les professionnels de l’investissement luxembourgeois et africain, est de construire une base de connaissances pour les membres contenant des informations justes et utiles sur l’environnement des affaires africain.
L’association aspire à fournir à ses membres un environnement de réseautage professionnel à valeur ajoutée au travers du partage de retour d’expériences concrètes sur le continent afin de palier à la méconnaissance d’un continent encore trop souvent perçu comme risqué.
Il convient enfin de souligner que le débat lié au faible niveau supposé de la rentabilité du capital-investissement africain n’est plus d’actualité.
En effet, les taux de rendements internes globaux calculés sur les fonds Afrique de plusieurs institutions financières de développement ont démontré des niveaux de rentabilités meilleurs que ceux réalisés par certains marchés plus mûrs.
L’une des conditions pour que le capital-investissement africain réalise son fort potentiel réside en un accompagnement plus important de façon à constituer et consolider des équipes de gestion de grande qualité avec de solides compétences opérationnelles.
Ces équipes devront être capables d’améliorer durablement les performances ESG qui garantissent une forte résilience en temps de crise.
Les institutions financières de développement doivent continuer de jouer leur rôle de déclencheur d’investissements et de mobilisateur de nouveaux investisseurs afin de palier à la méconnaissance du continent en tant que terre d’investissement et d’opportunités durables.

Quels sont les éléments déterminants dans la stratégie d’investissements des fonds de Private Equity ?

Il est primordial dans le contexte de l’élaboration de la stratégie d’investissement qui doit être définie avec un objectif à long terme, de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une Afrique mais d’un continent regroupant 54 états connaissant des conjonctures très variées.
Une meilleure appréciation du risque réel par pays est donc essentielle afin de mieux calibrer les attentes de rendement.
Le choix de la cible d’investissement doit ensuite se faire au travers d’un travail de due diligence méticuleux ayant pour objectif d’établir un diagnostic de la performance de la cible, de sa stratégie, de sa maturité sur les enjeux ESG notamment et de la qualité de son management.
La structuration de l’investissement devra ensuite prendre en compte les spécificités macroéconomiques et juridiques locales.
L’accompagnement une fois l’acquisition effectuée, la structuration de la gouvernance et la création de valeur au travers le pilotage de la performance financière et extra-financière, représentent également des enjeux critiques dans la stratégie d’investissements des fonds de Private Equity. Pour ce qui est des sorties, il est enfin important de les préparer suffisamment avant l’opération de cession afin de saisir et d’optimiser les opportunités d’exit.

On note aujourd’hui une forte disparité entre l’Afrique francophone et l’Afrique anglophone, cette dernière (notamment le Nigéria et l’Afrique du Sud) recevant la majorité des investissements issus du Private Equity. Comment éviter une Afrique de l’investissement à deux vitesses ?

La distribution géographique du capital-investissement Africain demeure en effet concentrée dans les pays anglosaxons qui ont un terreau favorable au Private Equity du fait de leur culture financière. Les pays francophones doivent donc s’atteler à renforcer la mise en place d’un cadre permettant l’épanouissement de cette classe d’actifs au travers par exemple du capital-innovation, vecteur considérable de transformation du continent au potentiel exceptionnel.
L’approche se doit d’être pragmatique en couplant incitations fiscales et réglementations adaptées à ces marchés financiers.
Cependant, je suis d’avis que les nombreux atouts que présente l’Afrique francophone dont ses 2 zones monétaires stables, ses locomotives dont la Côte d’Ivoire, son personnel qualifié et son droit des affaires homogène avec l’OHADA puis la progression de la maitrise de l’anglais, feront de cette zone le prochain eldorado du capital-investissement sur le continent.

L’année 2020 a été marquée par la pandémie du Covid19, qui a eu un impact négatif sur les économies africaines. A quelle échéance peut-on espérer une relance du capital investissement africain et quelles sont, selon vous, les mesures fortes à prendre par les gouvernements pour y arriver ?

Le capital-investissement africain a généralement fait preuve de réactivité au début de la crise sanitaire et devra démontrer sa résilience au cours des prochains mois et années. L’impact du COVID devra être analysé sous deux aspects.
Il y aura premièrement un «nettoyage ». Certains fonds avec des portefeuilles d’investissements faiblement performants devront mettre un terme à leur activité en raison de leur manque de financement et des levées de fonds qui n’auront pu aboutir.
A contrario, les gestionnaires expérimentés, qui ont une bonne connaissance des spécificités du capital-investissement sur le continent, parviendront à tirer leur épingle du jeu et à démontrer leur solidité en termes de gestion des sociétés en portefeuille, de création de valeur et d’exécution efficace des opérations en saisissant les opportunités d’investissements offertes par la crise.
Selon le sondage Covid récemment publié par l’AVCA et réalisé auprès de gestionnaires de fonds opérant sur le continent africain, 49% des gestionnaires interrogés ont indiqué pouvoir déployer leur capital entre 6 et 12 mois après les délais initialement prévus. Cela témoigne du dynamisme de l’industrie sur le continent dans le contexte actuel, dynamisme qui devra être préservé et entretenu par les gouvernements des pays africains.

Quel regard portez-vous sur l’état du Private Equity au plan mondial et sur le rôle que jour la place financière Luxembourgeoise dans l’essor du capital-investissement ?

Le secteur du Private Equity présente à l’échelle mondiale une santé à toute épreuve avec des retours d’investissements record et plus de quatre trilliards de dollars d’actifs sous gestion.
Le Luxembourg, dans ce secteur, n’est pas en reste et s’est véritablement établi comme un territoire de choix pour le Private Equity mondial au cours des dernières années, impactant ainsi positivement l’économie nationale.
Environnement des affaires, stabilité politique et économique, situation géographique au cœur de l’Europe, capital humain hautement qualifié et expertise financière développée au cours de nombreuses années sont autant d’éléments qui ont contribué à l’essor de la place financière luxembourgeoise en général et des structures de capital-investissement luxembourgeoises en particulier.
De plus, la vocation du gouvernement Luxembourgeois à définir une stratégie pour la place financière Luxembourgeoise en tant qu’instance de concertation, contribue résolument à établir le Grand-Duché comme une place à même de servir l’intégralité de la chaîne de valeur du capital-investissement aussi bien à l’échelle européenne que mondiale.

Quels sont les axes majeurs de cette stratégie définie par le gouvernement et tendant à faire de la place financière luxembourgeoise une référence européenne dont certains pays africains pourraient s’inspirer ?

Les véhicules de capital-investissement Luxembourgeois ont initialement été dédiés aux activités de back office dont notamment l’administration et la comptabilité avec pour objectif principal la structuration de plateformes d’acquisitions.
A cette époque, très peu de fonctions middle office telles que la compliance ou la trésorerie étaient gérées depuis Luxembourg.
Le début des années 2000 a vu l’émergence d’une place financière luxembourgeoise solide avec l’introduction et le développement de véhicules d’investissements variés tels que la Société d’Investissement en Capital-Risque (SICAR) en 2004, le Fond d’Investissement Spécialisé (FIS) en 2007 puis le Fond d’Investissement Alternatif Réservé (FIAR), dernier né des véhicules de capital-investissement luxembourgeois voté le 14 juillet 2016.
En tant que première place financière à l’échelle Européenne pour les fonds d’investissement, la volonté manifeste du Grand-Duché au cours des deux dernières décennies a donc été d’augmenter significativement l’attractivité de la place au travers non seulement d’outils de structuration divers et agiles mais aussi de la coordination d’une action de promotion des atouts du pays.
Ainsi, si Luxembourg for Finance (LFF), organisme crée par le gouvernement Luxembourgeois en collaboration avec les acteurs du secteur financier local a pour objectif de renforcer le « nation branding » de la place financière à l’international auprès d’acteurs financiers tels que les gestionnaires de fonds afin de les attirer, le gouvernement Luxembourgeois a pour sa part l’ambition de proposer des réformes structurelles.
Il convient également de mentionner l’impact amplement positif de l’entrée en vigueur en 2013 au Luxembourg de la directive relative aux gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs (Alternative Investment Fund Managers Directive (AIFMD)) dont la mise en œuvre rapide au Grand-Duché a renforcé son statut de pionnier dans la transposition efficace de directives européennes, créant ainsi de nombreuses opportunités pour la distribution de fonds bien au-delà des frontières européennes.
De plus, l’essor notable de la finance durable avec le positionnement du Grand-Duché au centre de cet espace avec un rôle de leader mondial de la finance verte à travers le Luxembourg Stock Exchange (LGX) qui a vu la première obligation verte cotée en 2007 est à souligner.
Le LGX s’érige désormais en première place au monde lorsqu’il s’agit de la cotation d’obligations vertes.
La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire international ont ainsi pris la décision de désormais coter l’ensemble de leurs obligations vertes au Luxembourg.
Dans le même esprit, les capacités de la place financière Luxembourgeoise à anticiper les futurs besoins et donc à être précurseur s’illustrent également au travers du Luxembourg – EIB Climate Finance Plateform créé par le gouvernement Luxembourgeois avec la Banque Européenne d’Investissement, destiné à favoriser les investissements en faveur de projets climatiques.
Le bilan de l’apport du capital-investissement au secteur financier luxembourgeois est donc très positif avec l’impact tangible des acteurs du Private Equity mondial ayant choisi Luxembourg comme quartier général aussi bien à l’échelle locale qu’Européenne.
De ce fait, le Luxembourg présente des atouts considérables et solides pour l’établissement en Europe des fonds dédiés à l’Afrique et répondant aux besoins des investisseurs européens.

Les critères ESG, considérés comme les piliers de l’investissement responsable et du développement durable, peuvent-ils servir à l’essor d’un véritable capital-investissement africain ?

On pense souvent, à tort, que les critères ESG n’ont pas ou peu d’écho en Afrique. Cependant, les institutions financières de développement (IFD), à la genèse du capital-investissement africain, ont très tôt considéré cette classe d’actif comme un levier multiplicateur de la portée de leurs financements en plus d’un moyen d’agir profondément sur les stratégies sociales et la gouvernance des gestionnaires recevant leurs fonds, garantissant ainsi un double dividende.
En temps de crise, comme nous le vivons actuellement, cette forte prise en compte des critères ESG favorisant une forte gouvernance est à même de déclencher et de soutenir la transformation du continent tout en permettant au capital-investissement africain d’être considérablement résilient.

L’inclusion financière et plus précisément l’autonomisation économique des femmes demeure un défi important pour bon nombre de pays africains, en quoi le capital-investissement peut-il être un élément catalyseur ?

En tant que responsable de l’initiative Diversity & Inclusiveness chez EY Luxembourg et Co-chair du club ESG de la LPEA qui lie genre et capital-investissement dans la dimension sociale, j’ai à cœur de promouvoir l’inclusion dans la société au sens large et dans l’industrie du capital-investissement en particulier et notamment sur le continent Africain, comme moteur de la création de valeur car elle favorise l’innovation et des rendements durables.
A l’instar du Défi 2X, une initiative multilatérale initiée par les IFD des pays du G7 dont la Banque européenne d’investissement (BEI), Proparco et CDC dans le but de mobiliser 3 milliards d’USD pour soutenir des projets qui favorisent la contribution économique des femmes au travers de fonds de capital-investissement, le Private Equity s’érige en véritable accélérateur de la prise en compte du potentiel économique des femmes, qui est estimé à des milliers de milliards de dollars à l’échelle mondiale selon la BEI.

Propos recueillis par A.C. DIALLO

© Magazine BUSINESS AFRICA – 2021

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